loading

Le monopole de la créativité

Je travaille dans un domaine créatif. Avant d’être introduite à ce milieu, je m’étais toujours considérée comme une personne plutôt artistique. Mais ironiquement, j’ai longtemps occupé dans cette industrie un poste « non créatif ». Avant même que je comprenne vraiment ce qui était en train de se passer avec ma carrière, j’avais été cantonnée au rôle du suit (lire ici : employé dont les fonctions professionnelles sont d’une nature conformiste, sérieuse et barbante). Comment cela s’était-il produit?

Il y a des années que je réfléchis à ce phénomène et aujourd’hui, je me demande s’il s’applique seulement au domaine de la publicité ou s’il se retrouve également dans d’autres milieux créatifs. Notre société accorde un crédit immense aux humains qui réussissent à se démarquer par leur art (quand me prend l’envie de me comparer, je peux me rappeler amèrement que je partage la même année de naissance que Xavier Dolan et Cœur de Pirate). Paradoxalement, cette même société n’encourage pas beaucoup ses jeunes à explorer leur créativité. Je ne sais pas pour vous, mais quand j’ai dit à mes parents – pourtant pas les plus conservateurs – que je songeais à devenir danseuse ou comédienne, ils m’ont gentiment recommandé de continuer à considérer mes steppettes et mes pièces de théâtre comme des passe-temps. Très jeune, j’ai donc mis de côté l’ambition de mener une carrière créative. Ce que je ne savais pas, c’est que cette ambition allait me ronger tant et aussi longtemps que je ne la concrétiserais pas.

Me voici donc au début de la vingtaine, fraîchement sortie de l’université. J’accepte un emploi incroyablement corpo chez Bombardier Aéronautique : un bon salaire, de bonnes assurances, tout mon entourage me congratule et jubile pour moi. Mais chaque jour où je m’y rends, je meurs un peu plus en dedans. Je fais alors une transition vers une agence de publicité, convaincue que ce milieu plus original me permettra de créer, au moins un minimum, dans le cadre du boulot. Je tombe toutefois dans le pire des panneaux : celui d’accepter un rôle NON CRÉATIF dans cette agence créative. Dès ce jour, on me colle au front l’étiquette de « suit ». En une petite signature sur une offre d’emploi, mon accession à un poste en création devient plus impossible que si j’étais prof d’histoire ou vendeuse de souliers (on apprécie parfois quelques créatifs aux parcours « atypiques » en agence).

N’étais-je donc pas une créative? Étais-je finalement une suit? Pour ajouter au portrait, je possédais d’indéniables qualités de suit. On me disait rigoureuse et organisée, des caractéristiques qui, dans la perception commune, prouvent hors de tout doute une absence totale d’imagination – la figure de l’artiste étant celle d’un être brouillon, perdu dans ses pensées, incapable de gérer lui-même son agenda, mais ayant parfois des « éclairs de génie ».

La hiérarchie sociale qui existe en agence de pub, aussi rigide qu’une monarchie, m’interdisait dès lors de changer de famille pour rejoindre celle des créatifs. J’avais mal choisi mon clan au départ. J’avais foiré; c’était tant pis pour moi. Ce fossé profond entre les créatifs et les employés des autres fonctions était perpétué avec complaisance, me semblait-il, par tous les protagonistes de mon milieu. Étais-je la seule à en ressentir un virulent malaise? Et étais-je la seule à s’être aperçue que ces départements de création étaient formés à 90% d’hommes? Les rôles de soutien, eux, étant occupés à 90% par des femmes1?

J’ai longtemps tenté de me convaincre que le rôle de suit me convenait, que comme j’y étais plutôt douée, je pourrais en faire une carrière qui, à défaut de me passionner, me satisferait. Au quotidien, je grimaçais chaque fois que j’entendais des remarques désobligeantes visant à maintenir le mur de Berlin érigé entre le boys club de la création et « les autres ». « Ouf! Ça sonne comme une idée de suit, ça! » « Faudrait pas laisser la production nous scraper ce concept »; « On pourrait demander l’avis de la comptabilité, un coup parti! [rires présomptueux] » etc.

Et puis un jour, une amie prodigieuse m’a prêté Big Magic : un livre du genre self-help, certainement un peu quétaine, écrit par Elizabeth Gilbert (qui dans ma tête, a toujours les traits de Julia Roberts). Et cette brique un brin simplette m’a fait pleurer de soulagement. En gros, en la lisant, j’ai pu visualiser une Julia Roberts bienveillante me répéter une idée incroyablement basique, mais puissante : le choix d’être une créative n’en revenait qu’à moi. Ce qu’une bande de publicitaires (soucieux de faire perdurer une légende selon laquelle le don de la créativité n’est accordé qu’à quelques rares élus) avait décidé pour moi lors d’une entrevue menée dans ma prime vingtaine n’avait, au fond, aucune importance.

J’avais le droit de me dire CRÉATIVE. Ce n’était pas un titre protégé! (Enfin oui, par beaucoup de personnes, mais pas par des lois.) Galvanisée par cette révélation, j’ai dit adieu à ma beige carrière pour m’autoproclamer rédactrice. Cette place qu’on me refusait, je me la suis donnée à moi-même. Et à ma propre surprise, cette transition est à ce jour un succès. Bien au-delà de mes attentes.

Voici finalement un scoop supplémentaire : tous les humains sont des créatifs. Ça s’exprime d’une manière différente pour chacun. Beaucoup refoulent cette idée pour s’identifier à un autre rôle, peut-être plus valorisé par leur famille ou leurs amis. Mais devinez quoi (et c’est la beauté de la chose) : on peut être organisée et créative. Mère et créative. Prof et créative. Vendeuse de souliers et créative.

Ou suit et créative, pourquoi pas?