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La nuit avec Monsieur Jean-Guy

Je suis abattue. Vaincue. Mon corps a le dessus. Mon corps fait sa loi. Il est tout entier atteint d’une maladie auto-immune : il s’autodétruit, cet imbécile.

Dors, allez dors.

Mais il est plus fort que moi et il m’écrase sans pitié. Il fait battre mon pauvre petit cœur si vite et si violemment, ça me brasse la cage à un rythme effréné. J’en ai perdu le compte des moutons.

Le goût crayeux et un brin mentholé des cachets de mélatonine que je m’enfile comme des Tic Tac me donne la nausée. Ces dragées du sommeil sont une véritable imposture. Ça ne me fait pas le moindre effet ! L’agitation que je ressens est irrépressible, sauvage, presque animale. Je me sens comme un petit oiseau pantelant. D’heure en heure, ma peau devient plus irritable, mes yeux plus fous, mes mains plus moites. L’inconfort me rend débile, me pousse à bouger mon corps ailleurs, au salon tiens, quelques pas trainants d’une horizontalité à une autre, pour ce que ça change.

Mes membres m’incommodent de par leur simple existence. Le bruit distant des déneigeuses m’obsède. Le fait d’être seule dans mon malheur m’horripile. Cette spirale de la pensée noire dans laquelle je me trouve m’aspire, elle me tire comme un siphon vers les profondeurs anxieuses de mon être, inexorablement. Je pleure à petits sanglots frénétiques. J’ai placé la poivrière de manière à cacher l’heure sur le four, mais elle est trop étroite et j’aperçois le dernier chiffre. 5. Ce pourrait être 2h55, ou 3h25, ou 5h95. L’imminence de la clarté est cauchemardesque.

Je n’y comprends rien. J’ai toujours dormi comme un bébé sans aucune modération, avec délectation. Depuis quelque temps, je ne le peux plus. J’ai l’impression qu’un parasite me joue dans le cerveau. J’ai même pensé à un fantôme – le fantôme de Monsieur Jean-Guy, le voisin qui est décédé dans son sommeil. C’est peut-être un raccourci mais il me semble qu’il pourrait bien être le fantôme du sommeil depuis qu’il y a trouvé la mort. C’est notre autre voisin Thibault qui l’a découvert après que notre propriétaire lui ait demandé d’aller voir si le vieil homme était toujours en vie, comme il ne s’était pas présenté à son kiosque du marché aux puces Saint-Michel ce matin-là. La porte n’était pas barrée. Thibault a traversé son appartement rempli de journaux fripés, de traineries et de sacs en papier brun A&W. Puis, au seuil de sa chambre, il l’a aperçu : reposant dans son lit, sur le dos. Mon voisin l’a appelé par son nom à plusieurs reprises, d’abord doucement, puis franchement fort pour être bien certain que c’était la mort et non une simple surdité de vieillesse. Mais il a dû se rendre à l’évidence, Monsieur Jean-Guy était décédé.

Thibault a dit que la disposition du salon trahissait une terrible solitude : un fauteuil une place face à un écran cathodique surmonté d’oreilles de lapin. Rien d’autre. Personne de sa famille n’a voulu venir pour récupérer les objets. C’est tout resté là pendant des mois comme le décor abandonné d’un film à petit budget.

Même sur mon divan, je n’arrive pas à trouver une position un peu agréable. Mais au moins, j’ai un fauteuil à plusieurs places, moi. Et des gens dans ma vie avec qui m’y asseoir. Je vous pardonne de me hanter, Monsieur Jean-Guy. Au fond tout ce que vous voulez, c’est probablement un peu de compagnie au creux de la nuit. On est tous pareils.

J’ouvre l’œil. J’ai réussi à m’assoupir momentanément, je le sais parce que j’ai fait un très court rêve dans lequel je mangeais un Buddy Burger en écoutant Mon fantôme d’amour, et j’étais assise sur un La-Z-Boy dont je rajustais constamment la hauteur du dossier, jamais confortable. Sur le four, la poivrière n’est plus exactement au même endroit, et je peux maintenant voir l’heure : 7h05.

Il fait bleu. Le jour se lève.