Coup franc

C’était arrivé sans prévenir. Ça m’avait fait un choc au ventre, une douleur sourde et glacée partie de l’estomac qui s’était répandue à une vitesse folle dans tout l’abdomen. Mais la tête, elle, la tête était comme déconnectée. Comme si la mauvaise nouvelle n’était pas parvenue jusqu’à elle. Mon corps avait mangé l’information pour protéger l’encéphale. À partir de ce moment-là, ma tête avait été dans un brouillard béant, profondément gris.
*
Je pouvais passer des heures sur le divan à regarder la télé, à fixer un boulevard anonyme d’une mégapole anonyme défiler à perte de vue, c’était tout ce que j’écoutais sur l’Apple TV. Je mangeais peu. Je maigrissais pour être moins, pour m’amoindrir au maximum, pour m’effacer progressivement. Me réduire au néant. Souvent je me réveillais au petit matin et je bénéficiais d’une seconde d’oubli avant que ne me rattrape le réel. Puis, à longueur de journée, je ne cherchais plus que cet oubli mais rien n’y faisait. Je pleurais dans la rue. Je m’asseyais n’importe où et je pleurais avec abandon, la tête dans les mains. Je me foutais éperdument d’être vue. Quand j’arpentais les rues sans noms, une image insensée mais récurrente me tourmentait, celle d’être transpercée, de sentir un pieu passer à travers le ventre difficilement puis de ressortir et de rester derrière et peut-être que le pieu trouerait quelqu’un d’autre après moi – je ne pouvais pas en être sûre. La solitude était omniprésente, indéfectible, me collait à la peau, ne semblait jamais me laisser tranquille où que je me trouve, du wagon de métro bondé à la chambre close. Je fuyais la solitude. Je fuyais la compagnie. Je fuyais de partout. D’autres fois je ne pleurais pas. J’errais, vide et fantomatique, et je doutais un peu de ma propre matérialité. Il y avait des jours où j’oscillais entre violence et inertie. Je me sentais la force d’agir et une seconde après, retombais dans la catalepsie. Poupée de chiffon usée. Je me terrais, j’étais constamment en fugue d’une réalité qui brillait à m’en faire mal aux yeux. Je me vautrais dans l’obscurité humide de l’oreiller-mouchoir. 110, 109, 108, j’assistais au compte à rebours vers l’anéantissement. Je manquais de désir pour qui ou quoi que ce soit, toujours je quittais la fête trop tôt. En catimini. Pour retourner à la chambre.
*
C’était arrivé sans crier gare. Un jour ordinaire, j’avais senti un vrai rire s’insérer dans ma poitrine et faire exploser une bulle de fiel qui y était coincée. J’avais aimé cela. J’avais recommencé, et encore, et encore.
Jusqu’à ce que le brouillard me quitte.
Jusqu’à ce que mon corps retrouve ma tête.