Le monopole de la créativité
Je travaille dans un domaine créatif. Avant d’être introduite à ce milieu, je m’étais toujours considérée comme une personne plutôt artistique. Mais ironiquement, j’ai longtemps occupé dans cette industrie un poste « non créatif ». Avant même que je comprenne vraiment ce qui était en train de se passer avec ma carrière, j’avais été cantonnée au rôle du suit (lire ici : employé dont les fonctions professionnelles sont d’une nature conformiste, sérieuse et barbante). Comment cela s’était-il produit?
Il y a des années que je réfléchis à ce phénomène et aujourd’hui, je me demande s’il s’applique seulement au domaine de la publicité ou s’il se retrouve également dans d’autres milieux créatifs. Notre société accorde un crédit immense aux humains qui réussissent à se démarquer par leur art (quand me prend l’envie de me comparer, je peux me rappeler amèrement que je partage la même année de naissance que Xavier Dolan et Cœur de Pirate). Paradoxalement, cette même société n’encourage pas beaucoup ses jeunes à explorer leur créativité. Je ne sais pas pour vous, mais quand j’ai dit à mes parents – pourtant pas les plus conservateurs – que je songeais à devenir danseuse ou comédienne, ils m’ont gentiment recommandé de continuer à considérer mes steppettes et mes pièces de théâtre comme des passe-temps. Très jeune, j’ai donc mis de côté l’ambition de mener une carrière créative. Ce que je ne savais pas, c’est que cette ambition allait me ronger tant et aussi longtemps que je ne la concrétiserais pas.
Me voici donc au début de la vingtaine, fraîchement sortie de l’université. J’accepte un emploi incroyablement corpo chez Bombardier Aéronautique : un bon salaire, de bonnes assurances, tout mon entourage me congratule et jubile pour moi. Mais chaque jour où je m’y rends, je meurs un peu plus en dedans. Je fais alors une transition vers une agence de publicité, convaincue que ce milieu plus original me permettra de créer, au moins un minimum, dans le cadre du boulot. Je tombe toutefois dans le pire des panneaux : celui d’accepter un rôle NON CRÉATIF dans cette agence créative. Dès ce jour, on me colle au front l’étiquette de « suit ». En une petite signature sur une offre d’emploi, mon accession à un poste en création devient plus impossible que si j’étais prof d’histoire ou vendeuse de souliers (on apprécie parfois quelques créatifs aux parcours « atypiques » en agence).
N’étais-je donc pas une créative? Étais-je finalement une suit? Pour ajouter au portrait, je possédais d’indéniables qualités de suit. On me disait rigoureuse et organisée, des caractéristiques qui, dans la perception commune, prouvent hors de tout doute une absence totale d’imagination – la figure de l’artiste étant celle d’un être brouillon, perdu dans ses pensées, incapable de gérer lui-même son agenda, mais ayant parfois des « éclairs de génie ».
La hiérarchie sociale qui existe en agence de pub, aussi rigide qu’une monarchie, m’interdisait dès lors de changer de famille pour rejoindre celle des créatifs. J’avais mal choisi mon clan au départ. J’avais foiré; c’était tant pis pour moi. Ce fossé profond entre les créatifs et les employés des autres fonctions était perpétué avec complaisance, me semblait-il, par tous les protagonistes de mon milieu. Étais-je la seule à en ressentir un virulent malaise? Et étais-je la seule à s’être aperçue que ces départements de création étaient formés à 90% d’hommes? Les rôles de soutien, eux, étant occupés à 90% par des femmes1?
J’ai longtemps tenté de me convaincre que le rôle de suit me convenait, que comme j’y étais plutôt douée, je pourrais en faire une carrière qui, à défaut de me passionner, me satisferait. Au quotidien, je grimaçais chaque fois que j’entendais des remarques désobligeantes visant à maintenir le mur de Berlin érigé entre le boys club de la création et « les autres ». « Ouf! Ça sonne comme une idée de suit, ça! » « Faudrait pas laisser la production nous scraper ce concept »; « On pourrait demander l’avis de la comptabilité, un coup parti! [rires présomptueux] » etc.
Et puis un jour, une amie prodigieuse m’a prêté Big Magic : un livre du genre self-help, certainement un peu quétaine, écrit par Elizabeth Gilbert (qui dans ma tête, a toujours les traits de Julia Roberts). Et cette brique un brin simplette m’a fait pleurer de soulagement. En gros, en la lisant, j’ai pu visualiser une Julia Roberts bienveillante me répéter une idée incroyablement basique, mais puissante : le choix d’être une créative n’en revenait qu’à moi. Ce qu’une bande de publicitaires (soucieux de faire perdurer une légende selon laquelle le don de la créativité n’est accordé qu’à quelques rares élus) avait décidé pour moi lors d’une entrevue menée dans ma prime vingtaine n’avait, au fond, aucune importance.
J’avais le droit de me dire CRÉATIVE. Ce n’était pas un titre protégé! (Enfin oui, par beaucoup de personnes, mais pas par des lois.) Galvanisée par cette révélation, j’ai dit adieu à ma beige carrière pour m’autoproclamer rédactrice. Cette place qu’on me refusait, je me la suis donnée à moi-même. Et à ma propre surprise, cette transition est à ce jour un succès. Bien au-delà de mes attentes.
Voici finalement un scoop supplémentaire : tous les humains sont des créatifs. Ça s’exprime d’une manière différente pour chacun. Beaucoup refoulent cette idée pour s’identifier à un autre rôle, peut-être plus valorisé par leur famille ou leurs amis. Mais devinez quoi (et c’est la beauté de la chose) : on peut être organisée et créative. Mère et créative. Prof et créative. Vendeuse de souliers et créative.
Ou suit et créative, pourquoi pas?
La Secte des Trente*
Voilà, c’est terminé. Dans quelques semaines à peine, j’aurai trente ans, et voici que vient de paraître la version québécoise du concours « 30 under 30 », palmarès au sein duquel je n’ai jamais figuré. Au sein duquel je peux maintenant dire que je ne figurerai jamais.
Si je me fie à la multiplication et à la popularité de ces concours, il faut avoir tout fait avant 30 ans. Après 30 ans, c’est fini, il n’y a plus rien à espérer : le corps s’affaisse, l’esprit se nécrose et les capacités cognitives dégringolent, tout comme la créativité d’ailleurs. Passé 30 ans, inutile d’essayer de se démarquer : les gens veulent être impressionnés par la jeunesse. Votre vie de quadragénaire couronnée de succès n’intéresse personne.
La fin des possibles qui survient à cet âge fatidique de 30 balais impose malheureusement une pression énorme sur les vingtenaires. Je l’ai vécue. Depuis dix ans, cette angoisse du temps qui file m’a mise mal à l’aise sans que je me l’avoue vraiment (l’espoir de me démarquer était toujours là à me narguer, 30 ans c’était loin, j’avais encore le temps de publier un roman brillant tout en lançant une marque de lingerie fine écoresponsable). Mais en vérité, me distinguer était inatteignable, justement à cause du stress de performance que le concept même me causait.
Aujourd’hui, le problème m’apparaît plus clairement. Mon esprit était gangrené d’une formule erronée qui allait comme suit : productivité = performance = succès. Pour se sentir productive, tout doit aller vite, chaque journée doit voir son lot d’éléments rayés de la to do list, sans quoi c’est une journée gâchée, perdue. Pour ce faire, les points de la liste doivent être brefs et les livrables, facilement identifiables. On ne peut pas se permettre d’errer, de se questionner, de rédiger des fragments exploratoires ou de lire des textes qui ne mèneront peut-être à rien, d’entreprendre un projet de longue haleine qui pourrait ne pas aboutir. C’est un trop gros risque à prendre. Il faut rendre son temps productif pour être performante et éventuellement, avoir du succès.
Je me suis donc contentée durant toutes ces années de tâches simples et rapides, qui me procuraient un sentiment d’accomplissement à très court terme. Mais voilà, 30 ans arrivent et quand je me retourne, prête à être fière de moi, tout ce que je vois est une constellation de petits crochets face à des microachèvements complètement vains : remplir un tableau Excel de facturation. Adapter des noms de produits de beauté pour une collection qui a été retirée des tablettes après une saison. Traduire des tweets (comble de l’éphémère). Rédiger le texte d’une pub qui a été en ondes deux semaines à l’automne 2013. Monter un PowerPoint vraiment sharp pour une présentation client qui n’aura duré qu’une heure. Tous ces livrables, quand je me retourne pour voir leur effet cumulatif, ne me laissent qu’un grand sentiment de vide. Des cendres pâlottes que le vent a déjà dispersées.
Le stress est derrière moi, maintenant. 2019 sonne le glas de mon admissibilité à la Secte des Trente et du même coup, d’un projecteur imaginaire que je croyais braqué sur mes réussites potentielles. La trentaine, cet âge vieux, est probablement une bénédiction. Quand on ne se sent plus scrutée, parvient-on finalement à un relâchement qui permet de prendre le temps, de s’égarer, de faire erreur, de recommencer ? Je l’espère. Loin de l’attention, qu’elle soit réelle ou fictive, je pourrai peut-être, enfin, faire quelque chose dont je serai fière en me retournant. Tranquillement.
*Mes excuses personnelles au bon Borges, à qui j’ai piqué ce titre.
Si sage
Être sage. Faire preuve de modération. C’est très bien, non? C’est ce qu’il convient de faire. La modération a bien meilleur goût, c’est dit, c’est su, c’est entendu. Une vérité proverbiale, et donc immuable.
Mais n’arrive-t-il pas un moment dans une vie où la modération n’a plus meilleur goût, un moment où être sage, ça prend soudainement un goût de bière sans alcool, de saucisse hot-dog au tofu et de Splenda?
J’en ai assez d’être sage. On m’a dit que j’étais sage et ça m’a irritée au plus haut point, ça m’a presque dégoûtée de moi-même, c’était une insulte qui ne voulait pas en être une, lancée nonchalamment, mais qui m’a laissé une belle balafre sans que celui qui l’avait proférée ne s’en rende même compte.
C’est qu’il a raison. Je suis si sage.
Si sage que je fais du sport chaque jour ou presque mais pas trop intense pour pas me blesser genre juste ce qu’il faut pour être ben plate du ventre mais pas trop des fesses.
Si sage que j’ai jamais remis un travail en retard jamais payé ma carte de cred en retard jamais fait mes impôts en retard jamais mangé un yogourt après la date d’expi.
Si sage que je stresse un peu ou en fait beaucoup oui beaucoup en ce moment-même de rédiger ce texte sans utiliser exactement toute la ponctuation nécessaire.
Si sage que je suis incapable du moindre délit je passe même pas sur les rouges en vélo même si c’est vert mais qui a une tite main qui dit d’attendre, j’attends.
Si sage que je sacre juste quand je me cogne le coude tellement fort que ça me résonne dans la calice de tabarnack de main pendant une heure.
Si sage que je binge watch jamais même la meilleure émission j’en regarde pas plus que deux épisodes de suite même This Is Us, même dans l’épisode où on sait qu’on va savoir au prochain comment Jack meurt, même là je me suis retenue.
Si sage que je mets systématiquement de la crème solaire même si ma peau est brune à l’os et surtout j’attends minimum 30 minutes pour me baigner après ma molle du Bo-Bec.
Si sage que j’ai jamais envoyé chier personne même pas les 18 ou 32 gars qui m’ont ghostée dans ma prime vingtaine j’ai juste arrêté de les suivre sur Insta comme si ça allait leur apprendre une leçon de vie de perdre une follower qui likait toutes leurs photos inconditionnellement.
Si sage que je fume pas prends pas de drogue mange beaucoup de légumes verts peu de viande rouge boit un peu surtout du vin nature, mais plus jamais au point de me rappeler rien.
Je pourrais essayer de faire tout ça en même temps. Je le fais pas parce que j’ai vraiment trop peur de tout, et avoir peur, ça garde très sage.
Mais quand même, des fois, ça goûte le Splenda.
Des fois, j’aimerais bien désobéir et exploser comme une bonne folle. Les gens diraient « mon doux, est folle », « a va pas ben », « quelle mouche l’a piquée ». Et après? Après, probablement rien. Sauf peut-être un grand soulagement dans mon dedans de fille trop sage. Ou après, peut-être encore mieux : peut-être un respect nouveau, gagné par l’indiscipline, le non-conformisme. Le genre de respect que le monde comme Hubert Lenoir s’attire.
Par où on commence pour faire comme Hubert? Pour une fille sage, c’est un grand mystère. Probablement à l’envers de la façon dont on nous apprend à nous faire aimer depuis le début de notre vie : en faisant ce qu’il faut pas faire, obstinément. Si les gens te trouvent moins cool quand tu t’habilles funké-féminin, tu en rajoutes. Et encore. Et encore. Surprise : finalement, tu gagnes et ils t’aiment au boutte parce que wow, t’étais tellement irrévérencieux.
Je sais pas, faudrait que j’essaie. Mais c’est dur, parce que la société nous contamine par tous les trous qu’elle trouve pour entrer en nous, et la société nous veut sages. Pareillement sages. Sagement pareils. De sages clones. Et ça, c’est plate à mort.
Non?
Quand j’haïssais l’UQÀM
Septembre 2008
À 19 ans, je suis en beau sacrament contre l’UQAM. Comme tous les gens normaux, qui eux vont au HEC, je rêve d’être en bikini aux îles de Boucherville et de me faire maudire de la moutarde et du ketchup dans les cheveux en même temps qu’on me force à caler de la Budweiser chaude. À la place, on me mandate de confectionner soigneusement un costume de dinosaure très complexe pour faire gagner des points à mon équipe d’initiation. Je suis ben turned off.
Il faut croire qu’à 19 ans, ce qui m’intéresse surtout des études universitaires, c’est qu’elles soient exactement à l’image de ce qu’on en dépeint dans plusieurs œuvres qui ont forgé mon imaginaire à cet effet (notamment : American Pie et Road Trip).
Mais l’UQAM n’a absolument rien en commun avec ces fantasmes mal assumés de frat boys et de beuveries dégradantes. Le brun et l’orange brûlé des stations de métro qui défilent devant mes yeux sur mon trajet quotidien se prolongent jusque dans les couloirs de l’université, comme un seul et même tableau, une tapisserie des années 60. Personne d’habillé swell, surtout des hippies (à profusion en fait) et une odeur de fond de café vanille française calciné qui émane en permanence du Salon G. Les seuls cours qui exigent que l’on sorte vraiment du métro sont ceux qui se donnent au chic pavillon V, qui se situe sur Ste-Catherine vers l’Ouest. La porte à côté du X-Tasy, directement en face du Pussylluminati.
Et puis il y a la menace d’une grève, une menace qui plane continuellement. En 2008, j’ai l’impression qu’elle m’empêchera carrément de compléter mon bac. Plutôt que de m’instruire, je passerai trois ans à me rendre à des assemblées interminables dans des salles oranges ou brunes pour défendre le droit des chargés de cours de faire du télétravail chaque premier vendredi de mars.
En classe, les hippies parlent fort et même si je fais mine de les snober, ils m’intimident.
Je n’ai pas d’amis (sauf trois).
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Avril 2018
À 29 ans, alors que je déambule joyeusement du pavillon de design à celui d’éducation par les voies souterraines, l’odeur de café vanille cramée me ramène brusquement en arrière. D’une seule inhalation, l’évolution de mes sentiments face à l’UQAM m’apparaît dans toute son ampleur.
C’est ma deuxième session à temps plein en études littéraires, et j’adore mon université.
Quand j’y pense, c’est très étrange. Que s’est-il passé? Quelle est la raison de cet amour flambant neuf? L’école, elle, n’a pourtant pas changé. Mais peut-être que moi, j’ai changé. Et qu’au-delà des études, je suis tombée un peu en amour avec une poignée de profs et une flopée d’étudiants aussi. Ça m’aura pris près d’une décennie pour mettre de côté mon American Dream universitaire et découvrir qu’il y avait entre ces murs des humains remarquables, qui prodiguent un enseignement remarquable. Je le jure, les cours sont intéressants et même, rebondissants. Les étudiants rebondissent inlassablement les uns sur les autres, font d’un cours magistral une discussion enlevante. Je les trouve géniaux et je me fiche bien qu’ils portent des pantalons en toile surdimensionnés à motifs vaguement africains. Entre les cours, nous allons siffler des pintes à 4 $ à L’Escalier et je me dis que j’ai beaucoup d’amis (au moins quatre).
J’aime mon école, je suis fière d’être un petit morceau d’elle. Plantée dignement entre tous ces sex shops, elle porte très bien son emblématique paire de couilles. C’est la plus déniaisée des universités montréalaises, mais malgré tout, elle reste sans prétention. Peut-être avais-je confondu médiocrité et humilité dans mon ignorante jeunesse.
Ces temps sont bien loin derrière, que je me dis. En septembre 2018, pile dix ans après mes débuts désabusés en son sein, je commencerai à l’UQAM ma maîtrise en création littéraire. J’ai déjà acheté ma petite robe brune pour la rentrée.
T’es pas une lâche, tu dormiras dans la tombe
Je me sens affreusement coupable d’être étendue sur mon divan parce qu’on est mercredi et qu’il est 15h21 et que je devrais être en train de produire.
C’est ce que j’ai appris à faire : produire. Pour être un humain de valeur, il faut faire, créer, concevoir et livrer, plus vite, vite, plus vite que le voisin, allez grouille, enweye, t’es capable, t’es pas une lâche, tu dormiras dans la tombe, go, go, go, tu peux en prendre pendant que t’es jeune, y’a pas de temps à perdre, si t’es pas fichue de livrer y’en a huit-douze derrière qui attendent rien que ça de prendre ta place.
Je commence tout juste à remettre en question cette façon de voir la vie. J’avais tendance à mépriser un brin les paresseux. Ceux qui se contentent. D’une jobine, d’un DEC, d’un salaire moyen, d’un rythme de travail plus lent. Mais aujourd’hui je me dis qu’ils ont peut-être tout compris. Je me souviens d’avoir froncé les sourcils il y a quelque temps quand un ami m’a lancé qu’il se voyait comme un « underachiever ». Je devine maintenant ce qu’il a voulu dire.
Ma génération est de plus en plus malade de stress. Quand c’est le corps qui se cambre comme une mule et qui refuse de continuer, on fait face à un choix : lâcher prise, ou se battre.
Mais comme on n’est pas des lâches et qu’on ne veut surtout pas mettre à la poubelle des années d’efforts acharnés, on résiste. On n’écoute pas les signaux. On fait tout pour rester compétitifs. Et ça passe par toutes sortes de stratégies malsaines.
Take your pills. Pour moi, ça s’appelle Pro-Zopiclone. Pour des tas d’autres, c’est Adderall, Citalopram, Oxycontin ou Rivotril. Quel que soit le problème, il y a la solution facile à la pharmacie du coin – ou chez le dealer du coin, faute de prescription.
Le stress de performance est vécu de plus en plus jeune. On barouette les flos de l’école au cours de soccer au cours de japonais au cours de ski. J’ai eu la chance d’être une enfant-aux-mille-cours-parascolaires et j’en suis reconnaissante, vraiment, mais n’y a-t-il pas une limite? Un enfant qui ne réussit pas à produire des A+ dans son cours de math alors qu’il maîtrise la base des kanjis en plus de posséder une technique de slalom impeccable mérite-t-il réellement d’être gavé de Ritalin?
Je n’ai pas la solution (quoique certains semblent avoir une bonne idée de ce qui cloche). Mais en y pensant bien, je nous trouve cinglés. Ce besoin de performer à tout prix est un aveuglement. Après nos cinquante heures de travail, on rentre à la maison et on n’a plus de forces pour l’essentiel. Pour les amis. Pour l’amour. Tout ce stress pour finalement n’en rien retirer et devenir un paquet de nerfs qui n’aspire qu’à s’effondrer devant un autre écran. De la boîte courriel à la fine sélection de divertissements offerte par Netflix.
Je ne veux pas ça.
Je veux vivre pour moi,
Vivre pour toi.
Me vautrer dans les draps,
Rire, fou-rire,
Délire,
Je veux lire et écrire,
Beaucoup dormir,
À la corbeille
Mettre le réveil,
Organiser de grands banquets
Avec tous les amis, à nos frais,
Je veux aimer notre cocon,
Créer loin de l’oppression,
Boire des cafés au soleil,
Pas pour la caféine juste pour le goût.
Même en écrivant ces mots, je ne me crois pas parfaitement. La preuve, c’est que je jette des coups d’œil nerveux à ma boîte courriel que j’ai volontairement fermée pour l’après-midi.
Peut-être que je pourrais travailler juste une petite heure de plus et que je m’en sentirais mieux. Ou pas… ou pas.
Ghostée par un homme de 60 ans
Lors de ma première rencontre avec Jacques, j’ai ressenti au fond du ventre la douce euphorie d’une complicité naissante. On ne s’était dit que quelques mots sur Internet, mais il y a de ces échanges qui promettent. Le bonhomme inspirait confiance.
On s’est rejoints à un petit café, c’est lui qui avait proposé, lui qui invitait. Ses yeux de bon labrador m’ont tout de suite confirmé mes intuitions : cet homme était authentique, sans malice, et le discours qu’il m’a tenu ce matin-là pendant deux heures était assurément vérité. Déjà, il me promettait des voyages un peu partout dans le monde. Je suis sortie de la rencontre complètement sonnée. C’était trop beau pour être vrai. Je me pinçais en rentrant chez moi, un sourire idiot étampé sur le visage.
*
C’était effectivement trop beau pour être vrai. Détrompez-vous : Jacques et moi n’avons pas vécu une date Tinder, mais bien un entretien pour du boulot. Je suis rédactrice pigiste, et cet éditeur de magazine m’avait conviée à discuter avec lui de la place qu’il me voyait occuper dans son projet rédactionnel. Une place dont il me parlait avec grandiloquence, des étoiles plein les yeux, convaincu de mon talent qu’il avait découvert dans les lignes de mon blogue. Suite à cette belle rencontre qui s’était étirée en longueur et en promesses de collaboration, je n’ai plus jamais réussi à lui parler. Je lui ai envoyé un, deux, trois courriels de suivi. Je l’ai appelé autant de fois. J’ai tenté de le piéger en utilisant un autre téléphone que le mien. À part un bref « je suis en voyage d’affaires, je te reviens demain » (preuve qu’il n’était pas décédé), je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.
Pour la première fois de mon jeune parcours de pigiste, je venais de me faire ghoster. C’est en racontant cette anecdote aberrante à des amis que j’ai commencé à réaliser que cette expérience n’avait vraiment rien d’unique : nombre de travailleurs autonomes m’ont rapporté que des prospects, ou même des clients avaient déjà interrompu des échanges de cette manière. C’est-à-dire par un grand silence radio. Y aurait-il donc un phénomène de ghosting professionnel? Depuis l’épisode initial, le scénario s’est répété pour moi à maintes reprises. Chaque fois, la même surprise m’assaille!
Mais le fléau ne semble pas seulement affecter les pauvres travailleurs autonomes. Une cliente m’a confié récemment que sa dernière collaboratrice pigiste avait cessé de lui répondre du jour au lendemain, sans préavis ni explication.
Comment dire… J’ai envie de pousser un long soupir ponctué d’une cascade de jurons. Ces récits de ghosting me dépriment au plus haut point. En sommes-nous vraiment arrivés à ce degré d’égocentrisme, de paresse et de médiocrité? On se cache derrière nos écrans. On ignore délibérément qu’un simple courriel d’une phrase éviterait bien des angoisses à un autre être humain. Et je vous parle ici du phénomène au travail, mais que dire de son ampleur en amour et en amitié! Je n’ose même pas aborder ce chapitre-là.
Heureusement pour moi, mes semaines sont remplies de beaux partenariats et de contrats en or, et non de longs silences inquiétants. Mais j’ai tout de même l’impression qu’une tendance peu reluisante se dessine, et pas seulement dans la sphère de la séduction amoureuse (où elle est déjà bien identifiée), mais dans l’univers professionnel aussi. Pour moi, c’est l’équivalent de raccrocher la ligne au nez. Partout. Sans vergogne. À tout le monde. Juste parce que « j’ai l’doit ».
Ça fait qu’à GO, on défait ce vilain petit pli?
1, 2, 3,
GO.
La nuit avec Monsieur Jean-Guy
Je suis abattue. Vaincue. Mon corps a le dessus. Mon corps fait sa loi. Il est tout entier atteint d’une maladie auto-immune : il s’autodétruit, cet imbécile.
Dors, allez dors.
Mais il est plus fort que moi et il m’écrase sans pitié. Il fait battre mon pauvre petit cœur si vite et si violemment, ça me brasse la cage à un rythme effréné. J’en ai perdu le compte des moutons.
Le goût crayeux et un brin mentholé des cachets de mélatonine que je m’enfile comme des Tic Tac me donne la nausée. Ces dragées du sommeil sont une véritable imposture. Ça ne me fait pas le moindre effet ! L’agitation que je ressens est irrépressible, sauvage, presque animale. Je me sens comme un petit oiseau pantelant. D’heure en heure, ma peau devient plus irritable, mes yeux plus fous, mes mains plus moites. L’inconfort me rend débile, me pousse à bouger mon corps ailleurs, au salon tiens, quelques pas trainants d’une horizontalité à une autre, pour ce que ça change.
Mes membres m’incommodent de par leur simple existence. Le bruit distant des déneigeuses m’obsède. Le fait d’être seule dans mon malheur m’horripile. Cette spirale de la pensée noire dans laquelle je me trouve m’aspire, elle me tire comme un siphon vers les profondeurs anxieuses de mon être, inexorablement. Je pleure à petits sanglots frénétiques. J’ai placé la poivrière de manière à cacher l’heure sur le four, mais elle est trop étroite et j’aperçois le dernier chiffre. 5. Ce pourrait être 2h55, ou 3h25, ou 5h95. L’imminence de la clarté est cauchemardesque.
Je n’y comprends rien. J’ai toujours dormi comme un bébé sans aucune modération, avec délectation. Depuis quelque temps, je ne le peux plus. J’ai l’impression qu’un parasite me joue dans le cerveau. J’ai même pensé à un fantôme – le fantôme de Monsieur Jean-Guy, le voisin qui est décédé dans son sommeil. C’est peut-être un raccourci mais il me semble qu’il pourrait bien être le fantôme du sommeil depuis qu’il y a trouvé la mort. C’est notre autre voisin Thibault qui l’a découvert après que notre propriétaire lui ait demandé d’aller voir si le vieil homme était toujours en vie, comme il ne s’était pas présenté à son kiosque du marché aux puces Saint-Michel ce matin-là. La porte n’était pas barrée. Thibault a traversé son appartement rempli de journaux fripés, de traineries et de sacs en papier brun A&W. Puis, au seuil de sa chambre, il l’a aperçu : reposant dans son lit, sur le dos. Mon voisin l’a appelé par son nom à plusieurs reprises, d’abord doucement, puis franchement fort pour être bien certain que c’était la mort et non une simple surdité de vieillesse. Mais il a dû se rendre à l’évidence, Monsieur Jean-Guy était décédé.
Thibault a dit que la disposition du salon trahissait une terrible solitude : un fauteuil une place face à un écran cathodique surmonté d’oreilles de lapin. Rien d’autre. Personne de sa famille n’a voulu venir pour récupérer les objets. C’est tout resté là pendant des mois comme le décor abandonné d’un film à petit budget.
Même sur mon divan, je n’arrive pas à trouver une position un peu agréable. Mais au moins, j’ai un fauteuil à plusieurs places, moi. Et des gens dans ma vie avec qui m’y asseoir. Je vous pardonne de me hanter, Monsieur Jean-Guy. Au fond tout ce que vous voulez, c’est probablement un peu de compagnie au creux de la nuit. On est tous pareils.
J’ouvre l’œil. J’ai réussi à m’assoupir momentanément, je le sais parce que j’ai fait un très court rêve dans lequel je mangeais un Buddy Burger en écoutant Mon fantôme d’amour, et j’étais assise sur un La-Z-Boy dont je rajustais constamment la hauteur du dossier, jamais confortable. Sur le four, la poivrière n’est plus exactement au même endroit, et je peux maintenant voir l’heure : 7h05.
Il fait bleu. Le jour se lève.
Coup franc
C’était arrivé sans prévenir. Ça m’avait fait un choc au ventre, une douleur sourde et glacée partie de l’estomac qui s’était répandue à une vitesse folle dans tout l’abdomen. Mais la tête, elle, la tête était comme déconnectée. Comme si la mauvaise nouvelle n’était pas parvenue jusqu’à elle. Mon corps avait mangé l’information pour protéger l’encéphale. À partir de ce moment-là, ma tête avait été dans un brouillard béant, profondément gris.
*
Je pouvais passer des heures sur le divan à regarder la télé, à fixer un boulevard anonyme d’une mégapole anonyme défiler à perte de vue, c’était tout ce que j’écoutais sur l’Apple TV. Je mangeais peu. Je maigrissais pour être moins, pour m’amoindrir au maximum, pour m’effacer progressivement. Me réduire au néant. Souvent je me réveillais au petit matin et je bénéficiais d’une seconde d’oubli avant que ne me rattrape le réel. Puis, à longueur de journée, je ne cherchais plus que cet oubli mais rien n’y faisait. Je pleurais dans la rue. Je m’asseyais n’importe où et je pleurais avec abandon, la tête dans les mains. Je me foutais éperdument d’être vue. Quand j’arpentais les rues sans noms, une image insensée mais récurrente me tourmentait, celle d’être transpercée, de sentir un pieu passer à travers le ventre difficilement puis de ressortir et de rester derrière et peut-être que le pieu trouerait quelqu’un d’autre après moi – je ne pouvais pas en être sûre. La solitude était omniprésente, indéfectible, me collait à la peau, ne semblait jamais me laisser tranquille où que je me trouve, du wagon de métro bondé à la chambre close. Je fuyais la solitude. Je fuyais la compagnie. Je fuyais de partout. D’autres fois je ne pleurais pas. J’errais, vide et fantomatique, et je doutais un peu de ma propre matérialité. Il y avait des jours où j’oscillais entre violence et inertie. Je me sentais la force d’agir et une seconde après, retombais dans la catalepsie. Poupée de chiffon usée. Je me terrais, j’étais constamment en fugue d’une réalité qui brillait à m’en faire mal aux yeux. Je me vautrais dans l’obscurité humide de l’oreiller-mouchoir. 110, 109, 108, j’assistais au compte à rebours vers l’anéantissement. Je manquais de désir pour qui ou quoi que ce soit, toujours je quittais la fête trop tôt. En catimini. Pour retourner à la chambre.
*
C’était arrivé sans crier gare. Un jour ordinaire, j’avais senti un vrai rire s’insérer dans ma poitrine et faire exploser une bulle de fiel qui y était coincée. J’avais aimé cela. J’avais recommencé, et encore, et encore.
Jusqu’à ce que le brouillard me quitte.
Jusqu’à ce que mon corps retrouve ma tête.
Je chôme, donc je suis
J’ai un nouveau boulot. C’est Facebook qui m’a révélé ça : moi qui me croyais délivrée du monde de l’emploi, rien à faire, il me fallait tout de même indiquer une occupation pour remplacer l’ancienne. Après une minute d’embarras, j’ai trouvé une option qui pouvait convenir dans la liste déroulante d’employeurs : « À son compte ».
Immédiatement, une mention annonçant mon embauche chez À son compte est apparue sur le fil, provoquant une débâcle d’appréciation parmi mes contacts. J’avoue que ça m’a plu un peu. C’était une belle solution : je suis à mon compte, je suis pigiste, je suis travailleuse autonome. Une définition professionnelle toute neuve, officialisée par Internet. L’inscription à une catégorie déjà existante, qui ne remet rien en question, qui est d’emblée reconnue de tous. Qui sonne cool de surcroît.
Je suis partie à la fête que donnait mon ami R le cœur léger ce soir-là, satisfaite de mon nouveau titre. J’étais prête à arborer ma nouvelle identité, à me frotter à cette masse de salariés qui ne manqueraient pas de me demander « pis, qu’est-ce que tu fais, toi? »
Car dès lors qu’on travaille, on « fait ». On fait et on est. Depuis longtemps déjà, je m’efforce de ne pas poser cette question. Qu’est-ce tu fais dans vie, toi. Non. Il faut demander autre chose. D’où viens-tu. Qu’est-ce que tu aimes. Comment se porte ta demi-sœur qui travaille à Sept-Îles. En cas de panne sèche, on peut même aller vers des lieux communs (je vous en donne la permission) – exemple : aimes-tu les chiens? (oui) En voudrais-tu un? (sûrement) De quelle race? (un Frenchie) Tu sais qu’ils ont des problèmes à cause de leur palais mou et qu’ils ne peuvent pas accoucher par voies naturelles la moitié du temps? Et voilà, vous êtes partis sur un sujet qui vous occupera et vous permettra de vous connaître mutuellement sous un tout nouvel angle.
Mais de grâce, on évite l’ultime cliché que constitue le sujet de la job. C’est avec cette attitude de guerrière que je suis arrivée chez R, déjà pompée, prête à balancer un triomphant « À mon compte! » à toutes ces vilaines variations sur le thème qui me seraient adressées.
À mon grand étonnement, je m’étais lourdement méprise. Parmi les convives, le sujet était tout autre : le mot du moment, celui qui courait sur toutes les lèvres, c’était chômage. M venait tout juste de démissionner, c’était arrivé la veille : il en avait eu marre de travailler avec un fusil sur la tempe et n’avait même pas donné deux semaines à son bourreau. P avait été mis à pied dans un remaniement, mais il en était fort aise, heureux de pouvoir se consacrer à de nouveaux projets. C cherchait du boulot depuis presque six mois pour sa part, sans trouver, malgré un curriculum enviable; elle s’était comme résignée. D avait rendu son tablier pour aller rejoindre l’amour de sa vie en Australie, sans trop savoir si elle trouverait un gagne-pain à l’autre bout du globe. R lui-même, enseignant, avait décidé de ne pas trouver de contrat pour l’automne : il s’occupait à construire son chalet dans les Laurentides et n’enviait aucun travailleur.
Chacun criait son histoire de chômage, renchérissait entre deux éclats de rire en s’affublant de petits noms affectueux comme « mon gros B.S. », « mon criss de Bougon ». Je n’ai fait ni une, ni deux, et moi aussi je me suis fièrement lancée dans la mêlée en déclarant que je ne travaillais pas, qu’« À son compte », c’était de la poudre aux yeux et qu’au fond je passais mes journées à lire sur ma terrasse.
J’étais des leurs. En faisant le décompte, nous avons réalisé qu’officiellement, les personnes qui possédaient un emploi parmi tous les invités étaient minoritaires. Ces pauvres avocats, infirmiers et commis de bureau nous regardaient en riant jaune, la mine un peu déconfite, quelques-uns lâchant des « moi aussi, je vais démissionner bientôt, en fait… »
Le côté sacré du travail venait d’en prendre pour son rhume. En rentrant chez moi, j’avais le sourire aux lèvres; la douceur de cette révolte, si peu viable soit-elle, m’avait fait du bien. Le temps d’une soirée, la pression imposée par la carrière, par le statut social, n’avait pas gagné. Le temps d’un party, les sans-emplois avaient été les rois. Et durant ces quelques heures, on avait pu sentir qu’on était des gens bien; non, mieux encore, des gens qui n’avaient pas besoin d’une job pour se définir.
Le lendemain matin, je me suis levée tard et bien tranquillement, j’ai lu sur ma terrasse.